Après de longs mois à rester clos pour contrer l’épidémie du COVID, l’Ehpad de Saint-Ouen reprend enfin vie peu à peu. Pour l’occasion, l’association a décidé de jouer les entremetteurs en créant une rencontre intergénérationnelle autour de soins esthétiques et bien-être à titre gracieux.

Après avoir sonné puis passé le portique, il faut s’enregistrer sur un grand livre de registre avant de pouvoir pénétrer l’enceinte de l’établissement. Gel hydroalcoolique, changement de masque à l’entrée… Ici, le spectre de la crise sanitaire est toujours palpable. Le long du couloir, au rez-de-chaussée, deux personnes âgées se baladent avec leurs déambulateurs. Ils se dirigent vers le jardin privatif, qu’on peut apercevoir derrière une grande baie vitrée. Ici, les résidents ne portent plus de masques depuis qu’ils ont reçu leurs deux doses de vaccin. En empruntant le couloir, on tombe sur un grand réfectoire qui prend des allures de restaurants chics avec des dizaines de tables impeccablement dressées, qui se parent de nappes blanches sans le moindre pli. Il est 11h30 et la cantine est déjà bondée. Non loin de là, deux résidentes assises sur un banc discutent avec enthousiasme de leurs poses de vernis en se montrant les ongles. L’une d’elles a les ongles rouges, l’autre mauves. Elles doivent attendre que leurs vernis sèchent avant de pouvoir elles aussi, déjeuner au réfectoire. Visiblement, elles viennent de passer entre les mains des stagiaires en esthétique d’Insertia.

« Je regrettais mon vernis rose qu’on m’a posé la dernière fois, je le trouvais trop pâle. Je suis revenue aujourd’hui pour mettre une autre couleur » raconte Nicole. « Elle voulait mettre du mauve, elle trouve que ça se voit mieux » renchérit son amie.

Des sessions de beauté sous contrôle

Comme tous les vendredis depuis deux mois, la salle de « beauté » de l’Ehpad, réservée habituellement aux coiffeurs du jeudi, se métamorphose en un véritable salon esthétique. Lumières tamisées, larges miroirs muraux, vernis colorés et accessoires en tout genre… Ici, la décoration donne le ton. 

Imène, Nadia et Chaïma, toutes trois la vingtaine, sont installées à leurs postes de travail. Imène et Nadia s’occupent des manucures aujourd’hui tandis que Chaïma est affectée au soin du visage. Elles ont été préparées pour ça. Les personnes âgées présentent des pathologies diverses, que ce soit au niveau de la peau, des muscles ou des articulations. Pas question donc d’y aller à l’aveugle. En parallèle de leur formation en esthétique, elles ont été initiées aux bons gestes avec une kinésithérapeute et une infirmière spécialisées en gériatrie. Désormais opérationnelles, les esthéticiennes en herbe d’Insertia viennent ici deux fois par semaine, pour joindre l’utile à l’agréable, comme le raconte Nadia : « ici on apprend en plus de redonner le sourire ». Accompagnées par leur formatrice, Mélanie Cordeau, elles s’apprêtent à recevoir trois nouveaux pensionnaires pour des soins. En attendant, la table de soin esthétique et les fauteuils sont minutieusement désinfectés. Pour que ce projet puisse voir le jour, toute l’équipe a dû s’adapter à des consignes sanitaires strictes. Avant chaque session, la formatrice et ses stagiaires doivent disposer d’un test PCR négatif, datant de moins de 48h. Leurs masques doivent être changés régulièrement et n’être enlevés sous aucun prétexte.

" C'est gratuit ne vous inquiétez pas, c'est offert ! "

A peine le temps d’appliquer une bonne couche de gel hydroalcoolique qu’une aide-soignante arrive avec la première pensionnaire, qui vient pour une manucure. Madame Liénard se déplace en fauteuil. Mutique, elle ne peut plus qu’entendre et a le regard vide. Lorsque Nadia lui présente les différentes palettes de couleurs, comme absente, elle est incapable d’y jeter un oeil. Son aide soignante choisira la couleur, un beige neutre. « Le beige, ça vous va Madame Liénard? » lui demande Nadia. Elle n’aura le droit qu’à un timide hochement de tête en signe de confirmation. Madame Louin, venue pour un soin du visage, se présente à l’entrée. Elle est terriblement anxieuse. Chaïma tente de l’allonger sur la table de soin à l’aide d’une infirmière. L’acte est périlleux mais l’apprentie ne se décourage pas. « J’ai peur » crie madame Louin pendant qu’on la manoeuvre, avant d’éclater en sanglots. Chaïma a les bons gestes, elle patiente et tente de la rassurer en entamant le dialogue. « Qu’est-ce qui ne va pas Madame Louin? » « Je n’ai pas d’argent ! Je n’ai rien, je ne peux pas payer » s’exclame-t-elle en pleurs. La jeune stagiaire tente de dissiper les craintes de l’octogénaire: « c’est gratuit, ne vous inquiétez pas! C’est offert, c’est un cadeau ! » Après de longues minutes de négociation, Madame Louin finit par s’allonger et se détendre, enfin. « Merci pour tout » marmonne-t-elle, très émue par cet acte « charitable ».

" Vous ressemblez à ma petite fille ! Je lui raconterais que j'ai fait mes ongles chez vous, ça va la faire rire !

C’est désormais au tour de Madame Pilot de faire son entrée : « j’avais pas le moral, et je me suis dit chic, je vais venir chez vous ! ». Madame Pilot est une habituée, c’est la troisième fois qu’elle vient pour une manucure. Imène la connait bien maintenant et toutes les deux ont l’échange facile. La résidente lui parle beaucoup de ces petites filles, c’est qu’Imène lui rappelle l’une d’entre elles : « vous ressemblez à ma petite fille. D’ailleurs je lui raconterais que j’ai fait mes ongles chez vous. Ça va la faire rire ! ». Les résidents d’Ehpad sont séparés de leurs familles depuis de long mois et la présence des jeunes stagiaires est réconfortante et parfois source de transfert. Christine, qui gère l’accueil, se souvient avec émotion de la première vague et des mesures d’isolement drastiques qui ont suivi : « les résidents étaient en chambre, isolés, ils ne pouvaient plus avoir de contacts avec les autres pensionnaires ou leurs familles. » Samia, aide-soignante, nous raconte que la directrice de l’établissement organisait des rendez-vous en Visio, via Skype, pour que les résidents puissent garder un lien avec leurs proches. « Ça fait environ deux mois que les restrictions sont retombées. Mais c’est toujours compliqué. Les proches ne peuvent venir qu’au compte-gouttes et seulement sur rendez-vous » nous confie-t-elle. Madame Louin renchérit, prise à nouveau par l’émotion : « Les jeunes ici sont vraiment formidables ! Vous êtes gentilles ! » C’est que la jeunesse semble être devenue étrangère pour ces résidentes, à tel point qu’ils ne peuvent l’identifier à autre chose que leurs petits-enfants. C’est cette fracture entre ancienne et nouvelle génération qu’Insertia a tenté de consolider, en créant du lien intergénérationnel.

Reprendre son destin en main grâce à l'esthétique

Allongée sur la table esthétique, Madame Loin profite d’un soin gommage doux et bio. Chaïma masse en douceur, elle sait que la peau des personnes âgées est particulièrement sensible. D’ailleurs Madame Louin, qui était très stressée au départ, finit par lâcher prise. Elle s’endort à l’étape du massage facial, un soin relaxant où chaque muscle du visage est ciblé. C’est une petite victoire pour Chaïma, qui maîtrise parfaitement la technique et qui réussit à l’apaiser avec ses doigts de fée. Chaïma, comme ses deux autres camarades, Imène et Nadia, compte poursuivre sur la voie de l’esthétique après cette formation. C’est une révélation pour cette jeune femme qui a toujours aimé prendre soin d’elle. L’esthétique, c’est un univers qui lui parle et qui lui ressemble. Chaïma aimerait se faire un nom dans le milieu en pratiquant des soins esthétiques à domicile, version 2.0, à l’aide des réseaux sociaux. Ça lui plait mais en plus « ça paye bien ». De quoi redonner des perspectives d’avenir à ces jeunes femmes qui ont arrêté pour la plupart les études très jeunes. Sans diplôme ni emplois, elles ont décidé de sauter sur l’occasion de se réinsérer grâce à cette formation gratuite. Côté manucure, c’est déjà terminé pour Madame Liénard. Nadia n’a pu poser le vernis que sur une unique main puisqu’elle n’a pas réussi à déplacer sa deuxième main qui est paralysée. « C’est terminé Madame Liénard, ça vous plait ? » Lui demande Nadia. Encore une fois, pas de réponse. Madame Liénard est absente, le regard fixé au plafond. Son visage est figé, inexpressif. Nadia espère quand même que sa cliente du jour a passé un moment agréable… L’infirmière, venu récupérer la résidente en fauteuil la rassure : « Oui ! C’est sûr que ça lui a plu, ne vous inquiétez pas. ». Nadia n’est quant à elle pas déçue malgré l’absence de retour : « dans tous les cas c’est positif, et en plus on apprend ».

" Est-ce que je peux rester avec vous s'il vous plaît ?
Je ne veux pas partir, je veux pas être toute seule."

Quant à Madame Pilot, elle se pare désormais d’une manucure rouge flamboyante, réalisée par Imène. La résidente est ravie du résultat et pense déjà à prendre rendez-vous la semaine prochaine… L’aventure continue à l’Ehpad Lumière d’automne, dès le mercredi suivant, au côté d’autres apprenties esthéticiennes cette fois. Elles sont huit à se partager les créneaux. « Vous revenez ? Ah, c’est vraiment super. C’est vraiment bien. » lâche Madame Pilot, enchantée. Les aurevoirs sont chaleureux. Maintenant, il faut réveiller Madame Louvin, qui dort profondément depuis 20 minutes. Il faut rincer son masque. Sa peau est désormais resplendissante et tout le monde le remarque dans la salle. Les compliments pleuvent : « Vous avez la peau drôlement lumineuse Madame Louvin ! » « Ah bon ! » s’écrit-elle en riant, reprenant peu à peu ses esprits. « C’est bon Madame Louvin, le soin est fini. On appelle votre infirmière pour qu’elle vienne vous chercher » lui explique Chaïma. À ce moment, ses yeux se remplissent de larmes et la mélancolie la rattrape : « je vais être toute seule encore… » Madame Louvin finit par éclater de nouveau en sanglots : “Est-ce que je peux rester avec vous s’il-vous-plait? Je ne veux pas partir. Je ne veux pas être toute seule ». C’est pourtant l’heure de repartir, d’autres résidents arrivent pour la remplacer. L’infirmière arrivera finalement à la convaincre, même si cette scène émouvante a fini par laisser un froid, nous rendant tous un peu songeur. Le temps d’un instant, la bulle parfumée éclate et la réalité finit par tous nous rattraper. 

 

Kelly Bekkar